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Kévin Zanin, 04 Octobre 2021 [m.a.j : 21 Novembre 2022]

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Pɾσʅσɠυҽ

L’assaut du Capitole

Le 20 janvier 2021 s'est déroulée l'investiture du démocrate Joe Biden, 46ème président des États-Unis d'Amérique et de la vice-présidente Kamala Harris. Fait unique dans l’histoire récente des États-Unis: cette investiture était sous la protection de 25 000 soldats de la garde nationale[1], déployés dans la capitale en prévention de troubles. En effet, quelques jours auparavant, prenait place «l’assaut du Capitole[2]», une émeute qui a été décrite par les médias généralistes comme une tentative de coup d'État[3].

Le siège du Congrès et du pouvoir législatif de la démocratie étatsunienne fut, en pleine certification des résultats du vote par le collège électoral, envahi par des supporters et supportrices de Donald Trump, auparavant réuni·e·s au parc de l'Ellipse, en face de la Maison-Blanche. Cette foule, qui regroupait pêle-mêle, des libertarien·ne·s, des suprémacistes blancs et blanches et des néonazi·e·s (au vu des drapeaux brandis[4]), força les cordons d’un service de sécurité totalement débordé pour pénétrer à l'intérieur du Capitole, interrompant par leur intrusion le processus de certification. Visages découverts, ces insurgé·e·s immortalisèrent par des selfies et des streams vidéo retransmis sur Twitch[5] et Youtube leurs déambulations.

Vidéos relatives à «l'assaut du Capitole» visible sur TikTok.

Dans cette foule aux revendications hétéroclites et contradictoires, mais réunie sous la cause trumpiste, se trouvaient des partisan·e·s de la théorie du complot dénommée «QAnon». Ces adeptes étaient reconnaissables à la lettre «Q», aux slogans «WWG1WGA» c'est-à-dire «Where We Go One, We Go All» (Où l'un d'entre nous va, nous y allons tous) ou encore «We are Q» (Nous sommes Q), flanqués sur leurs t-shirts, casquettes et bannières.

Pendant ce temps, sur les plateformes : neekolul

Un an avant les événements du Capitole et alors que Joe Biden affrontait Bernie Sanders dans le cadre des primaires démocrates, la vidéo d’une streameuse Twitch, connue sous le pseudonyme de «neekolul» est devenue un mème. Postée initialement sur TikTok (application de partage de vidéos), où cette séquence fut un succès, c’est sa publication sur Twitter qu’il lui permit d’atteindre le statut d’objet viral, au point d’être commentée dans les médias spécialisés dans la culture alternative et vidéoludique[6]. Dans cette vidéo vue un million huit cent mille fois[7] et partagée avec le hashtag «Bernie2020», neekolul, accompagnée du morceau oki doki boomer[8], arbore un t-shirt de campagne de Bernie Sanders tout en effectuant des gestuelles et des mouvements de danse caractéristiques de TikTok. Ces gestes, qui viennent s’ajouter au propos politique, sont issus de la culture du cosplay telle qu’elle est pratiquée sur cette plateforme. Ils sont également associés à la figure de la waifu et au phénomène de l’e-girl, dont neekolul est une représentante.

La vidéo TikTok de neekolul en soutient à Bernie Sanders

La cosplayeuse nyannyancosplay (à gauche) dansant sur le titre Mia Khalifa de iLOVEFRiDAY en 2018. À la suite de cette vidéo, la danse et la bande-son sont devenues un mèmes; Hit or Miss, repris notamment par neekolul (à droite) en 2020.

Alors que les vidéos référentes sont l’expression d’un engagement, d’une recherche de reconnaissance et de revendications féministes, ici leurs gimmicks sont utilisés par neekolul pour faire passer un message lié à un enjeu électoral, les ancrant alors dans une sphère plus large que leurs milieux communautaires d'origine.

[1]. Voir l’article de la npr.org, «Up To 25,000 Troops Descend On Washington For Biden's Inauguration», mis en ligne le 16 janvier 2021 (consulté le 17 août 2021). [lien]

[2]. Voir notamment le choix d'intitulé de la page francophone de wikipedia.org (consultée le 17 août 2021). [lien] Pour ce qui est du monde anglo-saxon, si on se réfère là aussi à la page wikipédia.org (consultée le 17 août 2021), cet événement est désigné sous l'expression «The storming of the United States Capitol». [lien]

[3]. Voir notamment theatlantic.com, avec l’article «This Is a Coup» mis en ligne le 6 janvier 2021 (consulté le 17 août 2021). [lien] L’article «The violence at the Capitol was an attempted coup. Call it that» du site theguardian.com, mis en ligne le 6 janvier 2021 (consulté le 17 août 2021). [lien] Et l’article “This Is a Coup. Why Were Experts So Reluctant to See It Coming?” du magazine foreignpolicy.com, mis en ligne le 6 janvier 2021 (consulté le 17 août 2021). [lien]

[4]. Voir la courte enquête visuelle proposée par le magazine en ligne Quartz, mise en ligne le 7 janvier 2021 (consultée le 17 août 2021).[lien]

[5]. Twitch est un site de streaming vidéo (diffusion en continu) axé sur le jeu vidéo créé en 2011. Propriété d’Amazon depuis 2014, cette plateforme est devenue le leader du secteur. Les viewers (téléspectateurs) ont accès à un chat textuel pour dialoguer en direct avec les streamers (ici, animateurs et créateurs de contenu) et ont la possibilité de s'abonner à leurs chaînes et de les supporter en contrepartie d’une somme monétaire appelée subs (subscriptions). Ces subs offrent des avantages tels que l'accès à des émoticons ou une meilleure visibilité dans le chat.

[6]. Notamment dans kotaku.com avec l'article ««Ok, Boomer», Girl’s Rise To Twitch Fame Was «A perfect Storm» of Memes And Politics», mis en ligne le 4 août 2020 (consulté le 17 août 2021). [lien] Et vice.com avec l’article «Let the «Ok Boommer» Girl Live», mis en ligne le 10 avril 2020 (consulté le 17 août 2021). [lien]

[7]. À la date du 21 avril 2020 la vidéo cumulait sur TikTok, 3275 commentaires, 115 800 likes et 35 200 000 de vues sur Twitter avec 14 300 commentaires, 24 600 retweets et 206 300 likes.

[8]. Morceau musical créé par la youtubeuse parodique senzawa en référence au mème «Ok boomer».

Uɳҽ éƚɾαɳɠҽ ʂҽɳʂαƚισɳ

Comme un jeu vidéo…

Ces deux événements médiatiques forment le point d’orgue de ma recherche. Une recherche, entamée en novembre 2019, qui a pour point de départ une étrange sensation, celle d’être face à… ou plutôt d’être dans un jeu vidéo. Sensation induite par mon approche récurrente de certains discours, visuels et vidéos sur des sites et des plateformes numériques[9] tels que 4chan (j'y reviendrai), Twitter et Instagram. C’est à partir de cette expérience des écrans, et de cette étrange sensation, que j’ai extrait des objets culturels que sont la théorie conspirationniste QAnon, la culture du cosplay telle qu’elle s’exprime sur les plateformes ainsi que la figure de l’e-girl et de la waifu. Ce sont ces objets culturels qui ont participé à construire cette étrange sensation dont je fut pris et que je vais définir dans la suite de cet essai.

Si j’utilise cette notion, «d’objet culturel», c’est que je souhaite définir, sur un même plan, des détails et des ensembles, des mots et des récits, des signes et des images. Car tous ces éléments imbriqués forment QAnon, cette culture élargie du cosplay et ces deux figures de l’e-girl et de la waifu. Il ne s’agit pas avec ce corpus, et cette recherche, de délimiter des contours d’objets, mais des niveaux de zoom dans des compositions. En l'occurrence les compositions qu’on formé et forme ces objets au travers de mes écrans et de mon expérience des réseaux et à l'origine de cette sensation. Des objets culturels qui sont d'ailleurs composés de textes, de tags, de bios, de mèmes et de profils, qui ne sont pas des éléments irréductibles mais fluides, en évolution et reliés les uns aux autres. Des ensembles d’objets également sélectionnés de manière subjective car liés à ma vision forcément biaisée de par mon usage saccadé, intime et préexistant de 4chan, Twitter, Instagram et désormais TikTok, dont les algorithmes de recommandation, les bulles et les systèmes de tris des posts créent une expérience automatiquement personnalisée des écrans.

Plateformes et logique du crossover

Si je rassemble ces objets culturels c’est avec l’intuition que ce corpus, d’abord réuni par une sensation, sous-tend une critique de la production culturelle actuelle. Que ces objets culturels sont comme des témoins, révélateurs d’une logique où les récits et leurs interactions sont au centre de notre système socio-économique et technologique[10]. Ils imprègnent alors nos subjectivités, nos idéologies et in fine nos réalités et le réel[11].

J'avancerai également que ces objets caractérisent une tendance prépondérante — mais pas nouvelle — de récit (et de fiction) sans narration. C’est-à-dire que la narration, la mise en relation détaillée, cohérente et crédible, de faits et d’actions, n’est pas dans ces objets culturels (QAnon, les cosplay sur TikTok, les e-girl et les waifu) l’enjeu premier. Il s’agit d’abord d’objets qui fonctionnent par éléments dérivés, isolés et assemblés, en dehors de toute logique de cohérence d'intrigue et d’histoire. Ils sont uniquement mus par les désirs — culturellement marqués — des sujets, qui assemblent depuis des récits (fictifs ou réels) des détails et des fragments. Il se crée alors des compositions qui sont autant d’objets dérivés que des crossovers. Des mélanges de styles, de détails et fragments issus des récits et des fictions disponibles aux travers de l’environnement médiatique des individus, ici les Qanons et les fans (de cosplay, les e-girls et les waifus).

Je présuppose aussi que cette logique du crossover doit s'appréhender via une métaphore environnementale, de penser non pas un système culturel mais un éco-système culturel. Il n’est pas question ici d'encenser les sujets et individus comme des acteurs majeurs ou des créateurs libres de tout effet de domination, mais de souligner — de rappeler — qu'à chacun des niveaux constituant l’environnement culturel s’effectuent des interactions et que les sujets sont eux aussi des agents dans ces systèmes. Des agents qui modifient et manipulent les objets culturels qu’ils reçoivent tout autant que les plateformes et les technologies qui les ont produits. Car si ces systèmes culturels sont fortuits, c’est à dire qu’il ne sont pas nés d’une volonté individuelle mais du hasard, ils ne résultent cependant pas intégralement d’absence d'histoires subjectives. S’ils sont fortuits, c’est qu’ils sont le résultat d’une multitudes choix — de rapports de forces et de procédés techniques — accumulés de manière incontrôlée.

Les objets (une vidéo TikTok, un récit complotiste, etc.) quant à eux portent également une force de «modelage», «le message, c'est le médium[12]» de Marshall McLuhan, une thèse qui indique que la signification d’un médium n’est pas tant dans son message que dans son impact et le formatage qu’il applique sur les cultures et les sujets. Un complot né sur internet sous-tend une certaine logique, et une vidéo de cosplay une certaine grammaire qui influence les sujets qui produisent ces récits et ces vidéos — sans pour autant rendre prévisibles les résultats. Ces objets influencent également les plateformes qui les distribuent (4chan, Twitter, TikTok, etc.) de par les formats culturels qu'ils créent. Car si ces plateformes ont, avec leurs logiques de fonctionnement, engendré et permis la création et la diffusion de communautés comme QAnon, celle du cosplay, ou encore des figures de l’e-girl et de la waifu, elles ne les ont pas pour autant voulues et prévues.

Une recherche depuis mon expérience des plateformes et ma culture de «fan»

Cet essai est donc la restitution d’une recherche sans prétention à un savoir marqué par un regard extérieur, passif et objectif mais une méthodologie à rapprocher d'avantage à la notion de «savoir situé[13]» de Donna Haraway. Avec cette proposition, Haraway souhaite réinterroger la notion d’objectivité dans les discours liés au savoir en prenant en compte les critiques émises à son encontre par les courants féministes. Des critiques qui, en démasquant l’impossible objectivité des discours scientifiques qui se présentent comme neutres, peuvent être interprétées, à tort, comme un renoncement à la science.

Or en renonçant à la science on renonce au monde, il y a donc pour Haraway une synthèse à faire entre les méthodologies liées aux discours scientifiques, leurs présupposées neutralités, et ces critiques. Comme le résume Benedikte Zitouni[14], «D’un côté, nous devons continuer à analyser la contingence historique de toute construction du savoir, la nôtre y comprise, et la soumettre à une critique radicale, voire acerbe. De l’autre côté, nous devons continuer à nous engager dans la fabrication de comptes-rendus fidèles d'un monde «réel» — mis au singulier et entre guillemets — et miser sur cette fidélité afin de nous aider à construire un monde meilleur[15]».

C’est donc cette approche que je défendrai ici. Le standpoint de Sandra Harding[16] — qui sert de base à Haraway — est l’idée qu’un positionnement qui soulignant les situations à l'origine de la perspective de la chercheuse et du chercheur, participe à la construction d’une recherche rigoureuse qui peut servir d'appui au débat et à la connaissance. Et que les cultures marginalisées, que ce soit ici QAnon ou une culture réduite à son préfixe «sous» et «sub» car populaire et commerciale, sont des formes culturelles dignes d'intérêt. Que l’on soit en conflit et en opposition avec elles ou que ces formes soient des rebuts du capitalisme et son exacerbation.

Fan

Né dans les années 1990, j’ai eu accès au tout début des années 2000 à internet. J’ai passé un temps non négligeable à éplucher des pages Wikipédia se rapportant à des projets militaires déclassifiés ou hypothétiques et à parcourir des sites ufologiques à la recherche de preuves et de faits avérés. Un premier contact avec les théories du complot. Wikipedia et ses formes dérivées dédiées aux univers de fictions[17] fut également une première approche d’une culture qui prend la forme d’une encyclopédie (et comme je le développerai par la suite, d’une base de données). De même, les sites de fans et les forums, dont celui officiel du jeu vidéo World of Warcraft où étaient et sont débattus aussi bien les fonctionnalités du jeu et son gameplay (mécanique de jeu) que sa cosmogonie, furent une entrée dans une culture du détail, de l'enquête et de l’exégèse.

C’est par la suite que j’ai découvert DeviantArt et les fanarts, 4chan (et le board /b/) et la culture des mèmes ainsi que tumblr, un site de microblogging axé sur le contenu visuel ou s’exprimaient des cultures dites «alternatives». C’est ce dernier site qui m'a ouvert la voie d’une culture de l’image en phase avec les classiques d’une certaine forme de la haute-culture (du cinéma contemplatif et mystico-matérialiste d’Andreï Tarkovski à l’art minimal et conceptuel de Carl Andre). Ma pratique de designer graphique et d'artiste a donc été influencée par l’abondance des images que rendaient accessibles toutes ces plateformes et qui interrogeaient alors la circulation des références, des signes et leurs appropriations à l’aide des outils numériques.

C’est ce vécu, sans doute aussi à l'origine de cette étrange sensation, qui explique certainement en partie le sentiment d'appartenance ou du moins de compréhension et d'intérêt avec la pratique du cosplay (que je n’ai expérimenté qu'à la seule occasion d’une journée de convention) et la familiarité avec les récits que l’on retrouve chez les QAnons. Je retrouve également dans ces pratiques un même intérêt pour l’exploration de mondes et la création de de crossover via l'appropriation des contenus, qu’ils soient fictifs ou issus de relectures de faits relayés par les médias. Il y ici une même fascination pour les détails, l’extrapolation à partir de fragments et l'enquête.

C’est dans les analyses menées sur les «bases de données» par Hiroki Azuma dans Génération Otaku: les enfants de la post-modernité (2001) et Lev Manovich dans Le langage des nouveaux médias (2001) que j’ai trouvé des pistes pour comprendre les logiques de l'appropriation de détails et de fragments, de l'exégèse et de l'enquête. C’est aussi dans la notions d’«hyperstition» de Nick Land et du Cybernetic culture research unit (L’unité de recherche sur la culture cybernétique, dit CCRU, de l’Université de Warwick) que j’ai trouvé des éléments pour comprendre les logiques de diffusion et d’évolution des objets culturels sur les plateformes, avec la hype et les réseaux comme des moteurs d’amplifications, de diffusion et de transformations des objets culturels. Mais avant de rentrer dans la critique et l’interprétation je vais présenter ces objets et ce corpus dans une première partie consacrée à QAnon et 4chan, et une seconde consacrée aux cosplay sur Tiktok et aux figures de l’e-girl et de la waifu. Ces parties sont également l'occasion de revenir sur cette étrange sensation, qui a été le point de départ de cette recherche et de cette réflexion sur l’esthétique que l’on retrouve sur les plateformes numériques.

[9]. Par «plateformes numériques» j'entends des infrastructures d’échanges d'informations numériques servant d'intermédiaires et plus ou moins ouvertes à l'interopérabilité. Cette ouverture, via des normes et des protocoles, permet aux plateformes de s’imbriquer les unes dans les autres et de devenir des nœuds indispensables en ajoutant notamment de la valeur au contenu (et par là même, à la plateforme). À ce sujet voir le chapitre «Plateforme et stack, modèle et machine» dans; Benjamin H. Bratton, Le Stack, Plateformes, logiciel et souveraineté, UGA Éditions, Grenoble, 2019, p. 99 à 155. Et le livre de Nick Srnicek, Capitalisme de plateforme: l'hégémonie de l'économie numérique, Lux, Montréal, 2018

[10]. Cette hypothèse n’est pas nouvelle et se retrouve chez des auteurs tels que Byung-Chul Han avec Psychopolitique, le néolibéralisme et les nouvelles techniques de pouvoir, Circé, 2016, Franco «Bifo» Berardi avec Phenomenology of the end. Cognition and sensibility in the transition from conjunctive to connective mode of social communication, Aalto Arts Books, Helsinki, 2014 ou encore et plus anciennement des analyses présentes chez Guy Debord (La Société du spectacle publié en 1967) et Jean Baudrillard (Pour une critique de l’économie politique du signe publié en 1972).

[11]. Pour reprendre la distinction réalité/réel de Jacque Lacan et la notion de principe de réalité tel que Alenka Zupančič l’a remanié. Voir Kévin Zanin, «Mark Fisher, Le Réalisme capitaliste, N’y-a-t-il aucune alternative ?» dans Azimuts, no 50, Négocier les futurs, 2019, p.258 à 259. «Chez Lacan, la réalité est ce qui est construit en refoulant le réel – un réel traumatique et irreprésentable; les réalités sont donc nos idéologies et «le principe de réalité» veut que nous soupçonnons toutes les réalités qui se présentent à nous. De son côté, Zupančič remarque que le principe de réalité est lui-même une construction, une idéologie médiée, l'idéologie ultime qui se présente comme un «fait empirique», comme une «nécessité (biologique, économique, etc., qu’on a tendance à percevoir comme non-idéologique)»».

[12]. Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias: les prolongements technologiques de l'homme, Seuil, Paris, 1977.

[13]. Voir l'essai de Donna Haraway, «Savoirs situés: la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle» dans Manifeste cyborg et autres essais.Sciences, fictions, féminismes, Exils, Paris, 2007 p.107 à 142.

[14]. Benedikte Zitouni, «With whose blood were my eyes crafted (D. Haraway). Les savoirs situés comme la proposition d’une autre objectivité.» dans Donna Haraway et al., Penser avec Donna Haraway, «Actuel Marx Confrontation», Presses universitaires de France, Paris, 2012, p. 46 à 63.

[15]. Ibid., p. 50.

[16]. À ce sujet, voir Sandra Harding, The Feminist Standpoint Theory Reader. Intellectual and Political Controversies, New York, Routledge, 2004.

[17]. Comme la plateforme FANDOM créée en 2004 qui permet la création des wikis dédiés à la culture des fans et alimentés par eux-mêmes.

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Une première apparition sur 4chan

QAnon est une mouvance conspirationniste dont l’origine remonte à des messages anonymes postés en octobre 2017 sur le board /pol/ (abréviation de politically incorrect) de l'Imageboard (planche à image) 4chan. 4chan est un site internet controversé dédié à la culture Otaku[18] et à l'origine de nombreux mèmes. Il a été créé en 2003 par Christopher Poole alors âgé de 15 ans. Il s’agit d’une copie anglophone d’un imageboard japonais Futaba Channel (abrégé Futaba ou 2chan) créé en 2001, et d’un textboard 2channel (lui-même source d’inspiration de Futaba Channel) créé en 1999 par Hiroyuki Nishimura (actuel propriétaire de 4chan depuis 2015). Un imageboard reprend les principes des textboards, des forums sans inscription et anonymes, équivalent numérique des panneaux d'affichage public avec toutefois une mise en avant du contenu visuel. Il se caractérise également par une modération parfois inexistante et l'absence d’archivage[19] (les messages disparaissent en fonction du temps ou d’absence de réponse). Ces facteurs seront à l'origine de la mauvaise réputation de 4chan et 2chan, où l'absence de modération et l'anonymat permet aux propos et aux images les plus extrêmes de circuler sans contrainte (racisme, misogynie, contenu sexuel ou violent etc.).

C’est sur ce site, et par la suite sur 8chan[20] puis 8kun que des messages appelés «QDrops[21]», publiés par un énigmatique «Q[22]», vont cristalliser un amoncellement de récits conspirationnistes au sein de forums, de groupes Facebook et de subreddits (sous-reddit). Des récits dont le résumé partiel est le suivant: Les États-Unis sont aux mains d’une secte de satanistes pédophiles, dont les figures médiatiques sont Hillary Clinton, Barack Obama ou encore George Soros. Cette secte forme le «Deep State» (l’État-profond) qui a infiltré l’appareil d’État américain. Q, membre haut placé d’une administration probablement un militaire, combat cette «cabale» tout comme Donald Trump. Un plan secret, qui est en cours, vise à l'arrestation des coupables, lors d’un événement nommé «the Storm» (la Tempête) ou «the Great Awakening» (le Grand Éveil) et il tient à tout patriote d’être attentif et prêt.

Un récit conspirationniste et une narration composite

Ce récit conspirationniste s'inscrit dans un usage des plateformes numériques où des histoires se multiplient, s'échangent et s'agglomèrent. Des doutes liés à l'origine du covid19 à la menace des antennes 5g[23], de la cave de la pizzeria Comet Ping Pong[24] au rite supposé sataniste de Marina Abramović[25]; ces histoires fondent un récit mouvant et partagé, s’adaptant au fil de l'actualité, des publications numériques et des conversations.

De posts sur un imageboard, les messages de cet anonyme, Q, sont passés de sentences interrogatives ouvertes à l’interprétation à une mouvance politique, ou du moins un à récit fédérateur. Récit suffisamment puissant pour motiver — sans en être l’unique raison — une foule à prendre d'assaut une institution. Les signes renvoyant à QAnon, en apparaissant ici sur l’écusson d’un policier[26], là, sur un mug déposé sur une étagère lors d’une interview[27], allant jusqu'à se disséminer dans des posts instagram d’influenceuses[28], n’ont fait que renforcer, à chaque apparition, le récit. Culminant par sa reconnaissance, implicite et intéressée, par Donald Trump lors d’une conférence de presse donnée en août 2020[29].

Photographie partagée en juillet 2020 sur Twitter par le vice-président Mike Pence à la suite d’une visite dans le sud de la Floride. Sur cette image on peut apercevoir un membre de l'équipe SWAT du bureau du shérif du comté de Broward porter un écusson «Q» sur son gilet.

Capture d'écran d'une interview d’un chef d'un syndicat de la police de New York sur Fow News, un mug QAnon est visible en arrière fond.

Extraits de la conférence de presse de Donald Trump du 20 août 2020

QAnon est-il une fanfiction et un QAnon est-il un fan ?

Ces récits composites engendrés par QAnon ont produit — et produisent encore — chez moi une étrange sensation, d’un réalisme pour ainsi dire vidéoludique[30]. Comme dans un jeu vidéo où, au fil des indices, des dialogues et des quêtes, mais aussi des aller-retours sur des sites communautaires, des wikis et des Discords[31] je finis par recomposer un récit et dessiner un univers. Par la suite, et si celui-ci est suffisamment attrayant pour moi, je deviens un «fan»: Prêt·e à consacrer mon temps à imaginer les prochaines trames scénaristiques, les extensions à venir et les opus suivants en utilisant les indices laissés par les scénaristes, en guettant les informations de post-production, en épiant les réseaux sociaux des directeur·rice·s artistiques et en traquant les trademarks (droits de marque) déposés par les entreprises détenant les droits de mes licenses vidéoludiques préférées. J'enquêtes dans le réel, motivés par des récits de fiction, comportement qui se retrouve chez les fans, de jeux vidéo comme de mangas, comics, séries, films… et comportement curieusement similaire à celui des QAnons[32].

Mais là où un jeu est limité par un temps de développement, un manga et un comic par le temps de prépublication, une série et un film par les temps de tournage, c'est-à-dire un temps pour l’élaboration d’une fiction. Le récit référent de QAnon, leur fiction, est la réalité créée par les espaces médiatiques, les informations, les éditoriaux, les tweets, et plus globalement tous les contenus archivés sur internet qui deviennent à la fois le jeu et l'enquête. C’est un récit collectif qui prend la forme d’un feuilleton infini et auto-alimenté qui semble toujours être renouvelé par ces «fans», malgré les démentis, les debunking[33] et les impasses «scénaristiques», cela sans maître du jeu.

Si je vois et si les fans voient dans leur(s) univer(s) de prédilection un matériau à explorer et décortiquer, sous diverses formes dont notamment la fanfiction, et qu’ont entretien un intérêt pour les conditions de production de nos œuvres favorites. Les partisan·e·s de QAnon, elles et eux, utilisent l’univers médiatique dans son ensemble comme matériau, sans distinction entre le fictif, les faits et les débats. Dans les fandoms (contraction de l’anglais fan, pour fanatic, et dom, pour domain, terme qui renvoie à la culture propre à un ensemble de fans) le canon fait référence au récit jugé comme officiel par la communauté, elles renvoient bien souvent aux œuvres éditées par un auteur bien identifié et permet de séparer la production des fans et celle des détenteurs des licences et droits d’exploitation. Dans un sens QAnon produit une fanfiction, un récit non canonique de l'actualité et in fine du monde que l’on a identifié sous le vocable de fake news ou encore post-vérité.

Si j’ai donc pu ressentir cette sensation au contact du récit des QAnons, c’est qu'au-delà du débordement dans l’actualité politique et les médias généraliste, d’un récit qu’on pouvait penser cantonné aux plateformes, le comportement des QAnons, et finalement tous les débats que cette théorie à entraîner, me renvoie à celui des fandoms et au fan que je suis.

[18]. Je reviendrai plus en détail sur cette culture d’origine japonaise, mais pour donner une définition brève et temporaire, la culture Otaku renvoie — entre autres — en occident aux fans de mangas, d'animes et de figurines. Le terme est à la fois chargé d’une connotation positive car revendicatrice: «Je suis un otaku», mais également péjorative avec une idée d’une certaine inadaptation sociale; introversion, perversion sexuelle etc.

[19]. Il existe des sites non affiliés à 4chan archivant de manière automatique et en fonction de certains critères une partie de son contenu comme avec l'url https://4archive.org.

[20]. 8chan (8kun depuis 2019) est un site s’inspirant de 4chan créé en 2013 par Fredrick Brennan. À la suite du Gamergate (polémique complexe, que je résumerais de manière imparfaite comme des attaques misogynes d’une partie de la communauté des joueurs de jeux vidéo envers les femmes de l’industrie vidéoludique) et par la volonté de Christopher Poole, créateur de 4chan, de modérer fortement tous les contenus ayant trait à ce sujet, 8chan va gagner en popularité et être associé à des courants masculinistes et à l’alt-Right. Il est à noter que le propriétaire actuel de 8kun est Jim Watkins également propriétaire de 2channel et serait selon Brennan à l’origine des messages de Q. Voir l'interview de Brennan et sa retranscription disponible sur gimletmedia.com, mise en ligne le 18 septembre 2020 (consultée le 17 août 2021). [lien]

[21]. Un référencement de ces QDrops est disponible sur le site https://qanon.pub (consulté le 17 août 2021).

[22]. La lettre Q fait probablement référence au plus haut niveau d'habilitation sécurisée du Département de l'Énergie des États-Unis («Q clearance» (Autorisation Q)). Une autre piste émise par Wu Ming 1 (ancien membre du collectif italien Luther Blissett adepte de canular post-opéraïstes) voit dans la lettre Q une référence au titre, Q, du roman qu’il a coécrit en 1999 avec le collectif (ce roman est paru en 2001 en France sous le titre; L'Œil de Carafa). À ce sujet, voir, Raphaëlle Rérolle, «Aux sources de QAnon, un collectif italien d’extrême gauche qui aurait malgré lui inspiré la théorie complotiste», lemonde.fr, mis en ligne le 19 février 2021 (consulté le 17 août 2021). [lien]

[23]. À ce sujet, voir l’article de wired.co.uk «How the 5G coronavirus conspiracy theory tore through the internet», mis en ligne le 6 (consulté le 17 août 2021). [lien]

[24]. En 2016, la pizzeria Comet Ping Pong fut la cible d’une théorie conspirationniste, le «Pizzagate», mêlant Hillary Clinton et John Podesta à un supposé réseau pédophile. À ce sujet voir Marc Tuters, Emilija Jokubauskaitė, Daniel Bach, «Post-Truth Protest: How 4chan Cooked Up the Pizzagate Bullshit», ournal.media-culture.org.auj, mis en 2018 (consulté le 17 août 2021). [lien]

[25]. À ce sujet, voir l’article du nytimes.com, «Marina Abramovic Just Wants Conspiracy Theorists to Let Her Be», mis en ligne le 3 avril 2020 (consulté le 17 août 2021). [lien]

[26]. À ce sujet voir, Matthew Haag, «Florida SWAT Officer Is Demoted After Wearing QAnon Patch Next to Mike Pence», nytimes.com, mis en ligne le 4 décembre 2018 (consulté le 17 août 2021). [lien]

[27]. À ce sujet voir, Danielle Zoellner, «NYPD union chief appears on Fox News with far-right conspiracy theory QAnon symbol in background», independent.co.uk, mis en ligne le 18 Juillet 2020 (consulté le 17 août 2021). [lien]

[28]. À ce sujet voir, Kaitlyn Tiffany, «The Women Making Conspiracy Theories Beautiful; How the domestic aesthetics of Instagram repackage QAnon for the masses», theatlantic.com, 2020, mis en ligne le 18 août 2020.(consulté le 17 août 2021). [lien]

[29]. À ce sujet voir, Kevin Liptak, «Trump embraces QAnon conspiracy because «they like me»», edition.cnn, mis en ligne le 20 août 2020 (consulté le 17 août 2021). [lien]

[30]. Plusieurs créateurs de jeu en réalité alternative et de jeu vidéo (game designer)ont comparé QAnon à un jeu. VoirAdrian Hon «What ARGs Can Teach Us About QAnon», mssv.net, mise en ligne le 2 août 2020, (consulté le 17 août 2021). [lien] Reed Berkowitz ,«A Game Designer’s Analysis Of QAnon», medium.com,mise en ligne le 30 septembre 2020, (consulté le 17 août 2021). [lien] Jon Glover, «This Is Not a Game, Conspiracy theorizing as alternate-reality game», reallifemag.com, 2020,mise en ligne le 23 juillet 2020, (consulté le 17 août 2021). [lien]

[31]. Discord est une plateforme de communication vocale et de messagerie, instantanée, lancée en 2015. Orientée initialement sur la communauté des joueurs de jeux vidéo — dont Discord reprend de nombreux codes visuels et références. Elle est construite autour de serveurs à rejoindre librement ou sur invitation. Ceux-ci sont gérés par l’utilisateur, qui en devient l'administrateur, il peut alors créer des salons de discussions vocales et textuelles thématiques et distribuer des rôles (modérateur etc.).

[32]. Par métonymie, «QAnon» désigne à la fois la théorie du complot et ses «partisans».

[33]. Ici avec ce terme, debunk (sans équivalent viable en francais mais pouvant se traduire par «démystifier»), je fais référence aux pratiques numériques (articles de presse, vidéos Youtube, etc.) professionnels et amateurs, consistant à démentir les «fakes news», et autres théories du complot, par une analyse sourcée de faits et une démonstration scientifique des preuves.

ᑕOᔕᑭᒪᗩY, E-GIᖇᒪ ET ᗯᗩIᖴᑌ

Le cosplay

Né aux États-Unis à la fin des années 1960[34], et popularisé sous sa forme contemporaine au Japon dans les années 1980, avant son arrivée en Europe dans les années 1990, le cosplay (contraction japonaise, kosupure (コスプレ)[35] de l’anglais costume et play) est une pratique consistant à interpréter dans le réel un personnage de fiction (mangas, comics, films, séries et jeux vidéo) via le vêtement, l’accessoire et le maquillage mais aussi à l’aide de poses et de gestes. C’est également une pratique amateur d’autoproduction de costumes (usage premier et valorisé en occident) ou d’achats d'ensembles préfabriqués (usage plus assumé au Japon mais tout aussi répandu en occident).

Cette pratique donne lieu à des séances de prises de vues, en studio ou en extérieur, destinées à des publications en ligne (site personnel, profil DeviantArt[36], page Facebook, Instagram et désormais TikTok) et à des concours lors de rencontres telles que des festivals ou des conventions comme le San Diego Comic-Con aux États-Unis, le Comiket au Japon ou encore la Japan Expo en France, qui sont des moments propices au cosplay.

Le cosplay sur TikTok

Sur TikTok les cosplayeurs et cosplayeuses ont adapté leur pratique du cosplay à l’auto-captation vidéo inhérente à cette application. La performativité, des poses et des gestes, qui était jusqu’alors réservée aux roleplay[37] (jeu de rôle), aux séances photographiques et aux festivals, est devenue sur cette plateforme l’élément central.

TikTok est une plateforme de partage de vidéos amateurs lancée par ByteDance en 2016 en Chine sous le nom de Dǒuyīn (抖音) — littéralement: vibration — et arrivée aux États-Unis et en Europe en 2017. Son principe repose sur des vidéoclips musicaux incitant, à l'origine, au playback et à la danse. L’application se démarque également avec la possibilité de faire des «duels», des réponses vidéo à une vidéo par juxtaposition (la vidéo «réponse» apparaît alors sur la gauche de l’écran).

Avec cette plateforme les gestes et la performance devient donc l’enjeu de la vidéo, à partager, et la pratique du cosplay se déplace dans les chambres et les appartements, où les posters, les figurines et les collections d’objets dérivés d’univers de fiction font office de background (arrière-plan), créant une curieuse collision entre un personnage de fiction réinterprété dans le réel et leurs occurrences matérielles, étalées sur les étagères et les vitrines. Ces vidéos déplaçant par la même occasion ces espaces intimes sur nos écrans, les rendant en un sens signifiant car codifiés et massivement diffusés.

Cosplayeu·re·se sur TikTok

Du réel à la simulation, de la simulation au réel

Tout comme la photographie permet, comme l’a constaté Walter Benjamin, de mieux cerner un objet, la vidéo permet ici de mieux cerner la performance. Dans ces extraits, j’ai retrouvé les vêtements, les accessoires, le maquillage, les poses et les gestes, et, fait nouveau — cela est très prégnant sur TikTok — des expressions faciales et une hyper-expressivité.

Les cosplayeurs et cosplayeuses passent des gimmicks faciaux des personnages d’animés dans les openings (génériques d’ouverture) aux mouvements de balancement et de respiration exagérés — les idle pose — des avatars sur les écrans d'accueil de création et de sélection des jeux vidéo. Sont également reproduits dans ces vidéos les emotes, des animations mimant des émotions humaines, reproduites par un personnage sous la commande d’un joueur, comme saluer, rire, pleurer, etc. Ces animations rendent observables dans les corps et les visages, les techniques de motion design (animation graphique). Dont une technique, «le slow out», consistant à jouer sur la vélocité, et en particulier à ralentir une action en fin d’animation — tout en y ajoutant un léger effet de rebond — pour rendre le mouvement «plus agréable»[38]. Ainsi des animations et des simulations issues elles-mêmes d’interprétation du réel sont re-performées et reproduites dans le réel, filmées, partagées et commentées. Ce sont ces animations, des simulations reproduites, qui ont créé sur moi cette étrange sensation vidéoludique, sensation à la fois de fascination pour ces mouvements, agréables au regard, tel un ASMR[39] visuel, mais inquiétants pour leurs caractères artificiels et surjoués.

Exemple d'hyper-expressivité

Mouvements corporel

Mouvements corporel

E-girl, une figure des plateformes

Le fort potentiel viral et mimétique de TikTok a permis à l’imagerie du cosplay et à ses gestes de se répandre et se mélanger à d’autres phénomènes culturels issus d’internet et se retrouve désormais — sans en être l’unique référence — chez des artistes tel.le.s que Ashnikko, Dorian Electra et Doja Cat. C’est ce mélange de phénomènes qui se reflète dans la vidéo de neekolul, où une autre figure transparaît au côté de la cosplayeuse, celle de l’e-girl, personnage à la croisée d’un mème, d’une mode et du cosplay. Accentuant là encore, chez moi, l’impression d’une réalité construite par les écrans.

L’e-girl et l’e-boy (la lettre «e» renvoie à l’anglais electronic) désignent des adolescent·e·s et des adultes adoptant une esthétique vestimentaire à la confluence du cosplay, du cute (mignon)[40], de la lolita, de la culture Goth, du BDSM et des années 1990[41]. Le terme est — ou plus précisément était — en dehors de TikTok péjoratif, misogyne et sans pendant masculin. Il désignait alors des joueuses ou des streameuses adoptant un comportement jugé trop «lascif» en ligne, à l’instar de neekolul, ou encore de Belle Delphine, figure précurseuse et archétypale de l’e-girl, cible de harcèlement de 4chan et du board /pol/ — où est né QAnon — et modèle de cosplay érotico-pornographique.

Waifu, d’un mème à une incarnation

La waifu, dernier objet culturel majeur de mon corpus, est une figure liée à la culture cosplay tout en étant un à côté. Un objet entre cette pratique et le phénomène des e-girl, une figure fictive, un stéréotype, évoluant depuis plusieurs décennies dans la culture Otaku et la culture «internet» (sous entendu la culture des mèmes), un motif tout aussi actif sur TikTok, et les plateformes numériques.

La waifu est la prononciation japonisante (ワイフ) du mot wife (épouse en anglais) il désigne un personnage féminin fictif[42] pour lequel un·e fan éprouve un attachement sentimental et/ou, une attirance sexuelle. C’est une figure tirée de la réception étatsunienne de la culture Otaku, comme le rapporte Johann Chateau-Canguilhem dans son article «Waifu, l’épouse virtuelle[43]». Le terme serait d’abord apparu sur l’internet anglophone au travers de mèmes[44], particulièrement à partir de la seconde moitié des années 2000 sur 4chan. Il désigne à la fois les personnages féminins favoris des otakus et sert «à ironiser sur la nature prétendument pathologique» de leur attirance pour des héroïnes fictives. «Ainsi, «Mai Waifu» devient indissociable de mèmes sarcastiques comme «She’s A Cartoon, Not Your Waifu» et «Your Waifu Is Shit!»[45]».

Aujourd’hui la waifu est passée de mème à une figure présente dans le cosplay et chez les e-girl, qui s'identifient — parfois — comme telle sur les plateformes numériques. Mais là où une partie du phénomène e-girl s’est transformée en une mode adolescente et est donc marquée temporellement, la waifu décrit une tendance longue et se rapproche davantage du terme originel de l’e-girl et sa connotation négative et genrée, mais en étant toutefois, comme pour l'e-girl, désormais, assumée par ces nouvelles représentantes réelles. Des représentantes comme neekolul et Belle Delphine, ainsi les waifus — et les e-girls revendiquées — des plateformes qui se mettent en scène de manière volontairement sexualisée et jouent avec les codes d'une féminité stéréotypé et exacerbé issu de l'imagerie des mangas, des animés, des jeux vidéo et du male gaze[46] (regard masculin) qui sous-tend ces productions. Elles capitalisent à divers degrés sur cette image par la visibilité sur Twitch, les dons sur Patreon[47] et les abonnements sur OnlyFans[48]. Tout en revendiquant le droit d’être des gameuses et des fans, de le montrer et d'occuper les espaces des plateformes et les écrans.

Connus dans la culture des chans/internet depuis 2018 Belle Delphine va atteindre une notoriété plus large en 2019 à la suite de l'annonce de la vente de son eau de bain.

Si pour QAnon la sensation vidéoludique est provoquée par un récit, qui déborde des plateformes en s'invitant dans la sphère médiatique et politique, avec un mode de fonctionnement qui me rappelle les fandoms (et les débats sur les détails diégétiques aussi bien que les détails liés à construction de la fiction), ici cette sensation vient dans un premier temps de toute une série de gestes et de gimmicks qui s'inspire des simulations animées et vidéoludiques. Elle est prolongée par les figures des e-girls et des waifus, qui usent de ces gestes, et qui en passant de personnages fictifs, de mèmes, à l'incarnation — tout en restant dans une certaine mesure des personnages — créent un décalage. Tout comme Qanon cette incarnation, elle aussi, déborde des plateformes en s'invitant dans la sphère médiatique et politique.

Que ce soit pour QAnon, le cosplay, les e-girl et les waifus, que ce soit l’Assaut du Capitole ou la vidéo buzz de neekolul, cette sensation renvoie finalement à un crossover (mélange de différents styles) entre un contenu de divertissement et des revendications politiques qui s’entrechoquent dans les espaces médiatique, extérieure à leurs espace d'apparition..

[34]. Comme le rapporte David Peyron dans son article «Pourquoi le cosplay ? Identité corporéité, communauté», dater l'apparition du cosplay n’est pas aisé. Si Theresa M. Wing dans son livre Costuming Cosplay voit un début potentiel dans la soirée costumée organisée par Jules Verne en 1877 et dont le thème était le voyage vers la Lune d'autres exemples historiques sont possibles. Toutefois, il est communément admis que cette pratique a pour origine un couple états-unien, Forrest J. Ackerman et Myrtle R. Douglas (même si cette dernière est souvent oubliée). Le couple est actif dans le milieu des fans de science-fiction dès les années 1920, et en 1939 il se rend costumé (Douglas est probablement à l'origine des costumes et de l’idée) au WorldCon de New York (une convention de science-fiction). Mais comme le remarque Peyron, le couple Ackerman-Douglas était connu du milieu de la science-fiction ce qui pourrait expliquer que leurs noms soient restés au détriment d’anonymes. Mis en ligne le 10 novembre 2020 (consulté le 17 août 2021). [lien]

[35]. Le terme cosplay apparaît pour la première fois dans un article «Hero Costume Operation» publié dans le magazine My Anime en juin 1984 par Nobuyuki Takahashi. Après avoir assisté à la 42ème WorldCon à Los Angeles en 1984, il s’agissait pour lui et ses amis universitaires (Yoshikoka Hitoshi et Machiyama Tomohiro) de traduire le terme masquerade (mascarade) en japonais, mais ce terme leur a paru trop «noble» et «démodé», et ne reflétant pas les pratiques qu’ils observaient au États-unis et au Japon. À partir de termes qui circulaient tels que «Costume Show», «Kasou Show» et «Hero Play» ils en sont venus au mot-valise «cosplay», construit, comme de nombreux termes japonais emprunté à l’anglais, par combinaison et raccourci. Mot qui fut rapidement adopté par la communauté. Mise en ligne inconnue.(consulté le 17 août 2021). [lien]

[36]. DeviantArt est un site communautaire créé en 2000. Il permet de partager des créations graphiques, telles que des fanarts, des illustrations, des cosplays et des photographies ainsi que des productions littéraires dont des fanfictions etc.

[37]. Ici le fait d'interpréter de manière théâtrale un personnage en reproduisant ses gimmicks et gestuelles.

[38]. Voir le livre L'Illusion de Vie (The Illusion of Life en version originale) écrit par Ollie Johnston et Franklin Thomas, deux animateurs ayant notamment travaillés pour les studios Disney.

[39]. ASMR, de l’anglais Autonomous Sensory Meridian Response (réponse autonome sensorielle culminante) un genre vidéo de relaxation «cérébrale» basé sur des bruitages et des chuchotements.

[40]. Et à rapprocher dans ce contexte à la notion de kawaii japonaise.

[41]. Un article dans Vox qui décrit le pendant «mode adolescente» du phénomène e-girl; «E-girls and e-boys, explained: The irony-laced aesthetic that exists mostly in the privacy of one’s own bedroom is the future of subculture» mis en ligne le 1 août 2019.(consulté le 17 août 2021). Et un article dans Wired qui s’attarde sur «la figure» des e-girls, une autre forme de ce phénomène et celui qui a mon intérêt; Cecilia D'Anastasio, «Welcome to Planet Egirl», wired.com, mis en ligne le 6 février 2021 (consulté le 17 août 2021). [lien]

[42]. Son équivalent masculin est nommé «husbando» (ハズバンド).

[43]. Johann Chateau-Canguilhem, «Waifu, l’épouse virtuelle», Immersion, «L’Amour», no 4, octobre 2020, p.66-73.

[44]. Selon le site Know Your Meme et la traduction proposée par Johann Chateau-Canguilhem dans l'introduction de son article «Waifu, l’épouse virtuelle» p. 68; «Le terme «waifu» a été introduit pour la première fois auprès du public anglophone en 2005, par le biais de l’animé Azumanga Daioh, distribué en DVD aux États-Unis. Dans une scène de l’épisode 15, Kimura-sensei, l'enseignant lugubre et pervers à l’air perpétuellement hébété, laisse accidentellement tomber sur le sol de la salle de classe la photographie d’une belle jeune femme. Lorsque ses étudiantes l'interrogent sur son identité, Kimura répond laconiquement et dans un anglais approximatif «Mai Waifu», provoquant la sidération de l’ensemble de la classe».

[45]. Ibid., p. 68.

[46]. Le male gaze est un concept basé sur la psychanalyse proposé par Laura Mulvey dans l'article «Visual Pleasure and Narrative Cinema», Screen, vol. 16, no 3, automne 1975. Cette notion à l'origine destinée à l’étude cinématographique a depuis été étendue et définit aujourd’hui, dans le langage courant, le regard androcentré de manière générale et l'objectivation des femmes par un regard scopique.

[47]. Plateforme de collecte de fonds créée en 2013.

[48]. OnlyFans une plateforme créée en 2016 proposant d'héberger des contenus visuels ou des vidéos et de le rendre accessible aux «fans» via un abonnement mensuel déterminé par le créateur et la créatrice. Ce service est notamment utilisé par les travailleurs et travailleuses du sexe en général comme les camboys, les camgirls, les acteurs et actrices pornographiques, les influenceurs et influenceuses et les cosplayeurs et cosplayeuses.

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Récits fictionnels et fandoms

Quelles similitudes y a-t-il entre ces corpus ? D’un côté une théorie conspirationniste née dans un imageboard et de l’autre des dérivés de la pratique du cosplay; vidéos performatives, e-girls et waifus. Si dans un premier temps le lien a été cette sensation d’un réalisme vidéoludique, dans un second temps je me suis aperçu que ces deux corpus évoluent autour de récits fictionnels qui se rapportent à des événements, hypothétiques, fantasmés ou imaginaires. Il s’agit de récits qui évoluent, qui agissent et qui sont le produit d’une accumulation d’histoires partagées. Et d’une appropriation d'objets dérivés (de fictions) issus de notre paysage culturel, des signes qui passent d’une figure à une gestuelle précise. Dans ces deux cas, le récit fictionnel et les objets qui le composent sont compulsés, fragmentés et recomposés, dans ce qui pourrait être une exégèse, produite par des fandoms, celle de QAnon ou celle du cosplay (e-girl et waifu incluses). Des fandoms qui, contrairement aux communautés de fans «classiques», apparaissent dans des sphères médiatiques ou je ne les attendait pas.

L’un comme l’autre, les objets produits par ces communautés se propagent sur mes écrans, par une mise en réseau, via des plateformes numériques. Ces objets ouvrent la voie à une sensation, un sentiment de décalage et de déjà-vu entre des éléments qui étaient auparavant imaginaires et cantonnés aux écrans, sites et forums, une vallée de l’étrange inversée où l’inquiétude et la fascination sont créés par un retour dans nos réalités d’une fiction et d’une simulation. Une fiction et une simulation qui sont devenues des éléments de référence du regard. C’est un sentiment que j’ai qualifié de réalité vidéoludique, mais que je souhaite requalifier à cette étape comme une réalité de synthèse[49]. Le mot synthèse permettant de rebondir sur la construction par assemblage d’éléments qui sous-tendent ces objets culturels et de souligner le lien avec les technologies numériques qui participent à leurs créations et diffusions.

[49]. Voir une hyper-réalité, mais ce terme étant galvaudé et fortement référencé je préfére ici parler de réalité de synthèse. Ce vocable est déjà mentionné en 2007 par la Commission générale de terminologie et de néologie en remplacement de «réalité virtuelle» avec pour définition; «Environnement créé à l'aide d'un ordinateur et donnant à l'utilisateur la sensation d'être immergé dans un univers artificiel». Mis en ligne le 20 avril 2007 (consulté le 17 août 2021). [lien]

𝕷𝖆 𝖇𝖆𝖘𝖊 𝖉𝖊 𝖉𝖔𝖓𝖓𝖊𝖊𝖘 𝖊𝖙 𝖑𝖊𝖘 𝖊𝖑𝖊𝖒𝖊𝖓𝖙𝖘 𝖉'𝖆𝖙𝖙𝖗𝖆𝖈𝖙𝖎𝖔𝖓𝖘

La base de données comme modèle culturel

Azuma et Manovich ont tous deux utilisé la base de données (informatiques) comme un élément à la fois agissant et symbolique permettant d’expliquer les formes culturellement produites dans ce que l’on désignait à l'époque comme l'ère informatique. Ces deux approches, élaborées à la fin des années 1990, ont des similarités et des complémentarités qui permettent non seulement de comprendre aujourd’hui les évolutions du cosplay tel qu'il s’exprime sur TikTok, les figures de l’e-girl et de la waifu ainsi que la spécificité du complotisme à l'œuvre dans les récits des QAnons. Elle permet aussi de comprendre ce réalisme de synthèse qu'a produit chez moi la réception de ces phénomènes.

En partant des contraintes techniques liées à la consommation et la production d'objets culturels et numériques, tels que le cinéma, le jeu vidéo et les sites internet, Azuma et Manovich ont démontré que ceux-ci produisaient une poétique, une esthétique et une éthique spécifiques à leur nature de base de données. Avec cette métaphore, le monde devient une liste d'éléments non agencés, qui existe sans distinctions et hiérarchies, tous les composants de la base de données ayant la même importance. Azuma et Manovich ont également décrit que ces logiques se répercutent d’une manière plus ou moins forte sur la culture japonaise (pour Azuma) et «occidentale» (pour Manovich), par un affaiblissement — et non la disparition — du récit et de la narration, «forme culturelle dominante de la modernité[50]» avec notamment le roman puis le cinéma. Manovich précise; «En tant que forme culturelle, la base de données représente le monde comme une liste d’éléments qu’elle refuse d’ordonner. Le récit, en revanche, crée des rapports de cause à effet entre des éléments (événements) non ordonnés en apparence. La base de données et le récit sont donc des ennemis naturels. Ils rivalisent sur le même terrain, celui de la culture, chacun revendiquant le droit exclusif de donner un sens au monde[51]». Les objets culturels n'ont désormais ni commencement ni fin clairement établis et leurs existences peuvent être multiples et renouvelées. La «navigation» et la description, éléments primordiaux à l'indexation d’objet— la numérisation en somme — dans les bases de données prennent alors le pas sur la narration linéaire et l’unicité de l'œuvre.

J'ajouterai cependant une nuance entre le terme récit et narration. La narration étant pour moi la mise en relation détaillée, cohérente et linéaire de faits et d’actions, là où le récit est en quelque sorte son résumé. C’est-à-dire qu’un récit est davantage pour moi un renvoie à un ensemble d'idées et de formes présentes dans une narration, mais aussi par exemple dans une base de données qui malgré l’absence de narration contient des récits. Des récits qui renvoient à ce qu’est la base de données, ce qu’elle me «raconte», sur elle-même, sur ces éléments indexés, sur ces créateurs etc. Une vidéo d’une e-girl sur TikTok ne contient pas en soi de narration, cependant il y a dans cette vidéo et dans cet objet culturel des récits. Le récit qui renvoie à la figure de l’e-girl, le récit qui renvoie à la culture Otaku, et le récit qui renvoie à des prises de positions féministe etc., tous ces récits sont contenus dans cette vidéo qui pourtant n’a pas de narration et d'histoire.

Avec les bases de données les caractéristiques stylistiques des objets deviennent des «éléments d'attractions», des stéréotypes et des gimmicks, assimilés, recherchés et réagencés. La navigation dans les espaces numériques ou imaginaires produits par les bases de données — et la base de données elle-même — forme l’espace visuel et mental prédominant du contemporain. Ce sont les sites internets, les jeux vidéo, les images composites, les tags (mots-clés), les morceaux musicaux produits à partir du sampling et les effets visuels de synthèse du cinéma. Mais aussi, et en profondeur, les récits avec des situations narratives et des personnages qui sont composés et recomposés d'éléments stylistiques, de gimmicks et de stéréotypes préexistants et réagencés en fonction des désirs et des logiques de marché.

Manovich décrit plus précisément les outils permettant d'interagir avec ces éléments indexés dans les bases de données, et choisis en fonction de leur «attractivité». Un objet une fois indexé, peut être copié, collé ou transformé. Mais surtout il peut être combiné avec d'autres. «Une fois tous les éléments obtenus, on les compose en un seul objet, c’est-à-dire qu’on les adapte et ajuste les uns aux autres de manière à ce que l’identité de chaque devienne invisible. On dissimule le fait qu’ils proviennent de sources différentes. Il en résulte une image, un objet, un espace ou une scène unique et homogène[52]». Si cette logique se retrouve chez les e-girls et les waifus incarnées avec la transformation de personnages existants et l'ajout d'accessoires tirés de différents cosplays et objets dérivés, elle est chez QAnon globale et c’est le récit lui-même qui est ici une «image» de synthèse, un récit composite et perpétuellement renouvelé.

La culture Otaku des année 1990

Azuma quant à lui livre une analyse de la culture Otaku. Ce terme désigne au Japon des personnes — ici des hommes[53] — ayant un intérêt jugé obsessionnel, entre autres, pour les mangas, les animés et les jeux vidéo. Ainsi un otaku peut être un collectionneur de figurines d’animé(s) tout comme un joueur invétéré de bishōjo[54] ou bien encore un cinéphile passionné par les effets spéciaux. À la fin des années 1980, et à la suite d’un fait-divers, ce phénomène né dans les années 1970 va être associé par les médias, puis dans l'opinion publique japonaise, à des perversions et une déviance sociale. Au cours de la décennie suivante, et en réaction à la posture médiatique, le terme «otaku» va être revendiqué. C’est à parti de cette période, qui succède à deux étapes antérieures de développement de cette culture (les décennies 1970 et 1980), que Azuma va étendre son étude. Avec celle-ci, il va démontré que cette culture n'est pas une pratique marginale et pathologique, mais une expression esthétique contemporaine. Il ressort de cette étude que la culture Otaku à deux caractéristiques, la production de «création dérivée» et la «valorisation de l'imaginaire au détriment du réel». Ces deux traits sont entraînés et entraînent une «consommation des récits».

La «création dérivée» désigne la production amateur de divers produits tels que les fanzines, les fanfictions, les fanarts, mais aussi la production professionnelle avec les figurines, les posters et plus généralement les produits dérivés adaptés sur d'autres médiums. Ces différents objets attestent dans la culture Otaku de l’absence de distinction entre original et copie, l’objet dérivé étant consommé au même niveau que sa référence. Il s’agit alors ici d’une forme particulière d’objet, ni copie, ni original, mais simulacre[55]. Des objets, des signes, ne renvoyant qu'à eux-mêmes. Azuma en conclut que dans la culture Otaku, un original peut-être constitué de citations sans qu’il soit forcément fait référence explicitement à l'œuvre antérieure. «On en vient donc à produire et consommer des simulacres de simulacre, et ainsi de suite[56]».

En ce sens, les cosplays inspirés de Belle Delphine — waifu incarnée — sont des simulacres. Belle Delphine s’est construit un personnage à partir de la «base de données» de la culture Otaku (et celle des gamers et des mèmes de 4chan), elle emprunte différents éléments de cette base pour son personnage de waifu incarnée: oreilles de chat, cheveux roses, bustier inspiré du personnage D.Va de Overwatch etc. Tous ces éléments sont déjà des simulacres; les oreilles de chat et les cheveux roses sont des gimmicks qui apparaissent sur de nombreux personnages, existant uniquement pour accentuer le côté kawaii des héroïnes ainsi que les stéréotypes genrés de soumission, de docilité et d’espièglerie. Ces éléments ne renvoient pas à un personnage précis, il n’y a pas de référence. Quant au bustier ou maillot de bain D.Va, il s’agit d’un produit dérivé, qui n’est pas officiel et qui existe uniquement pour jouer, en écho, sur un stéréotype, le fanservice[57] «de la plage», moment prétexte pour voir les personnages d'animé et de manga en maillot de bain, là encore il s’agit d’un gimmick. Des cosplayeurs et des cosplayeuses, en interprétant Belle Delphine, construisent donc un cosplay à partir d’un personnage, Belle Delphine, qui est une figure composite, un simulacre, et finalement une synthèse de la culture Otaku occidentalisée.

Cosplays de Belle Delphine trouvables sur TikTok.

Ce que démontrent la «création dérivée» et cet exemple, c’est que la culture des otakus et des fandoms est une culture de la manipulation. Les fans se saisissent de leur environnement en se jouant de la logique de la référence, de la copie et de l'original. Ce ne sont pas leurs intentions premières. Quand Belle Delphine crée son personnage, elle cherche consciemment ou inconsciemment à faire écho à la culture Otaku (comme récit) dans son ensemble car cette culture l'environne et l’incite à suivre ce schéma esthétique du simulacre.

La seconde caractéristique de la culture Otaku est la valorisation de l'imaginaire au détriment du réel. Pour Azuma cette caractéristique ne relève pas d’une peur du réel, ou d’une impossibilité de faire la distinction entre celui-ci et l'imaginaire, mais d’une quête identitaire à l'œuvre chez les otakus, d’un choix. Le choix de la réalité la plus opérante pour entretenir des relations sociales et amicales. Ces relations sont centrées ici sur des goûts partagés dans les communautés Otaku pour l'imaginaire, dont les récits fictionnels et les objets dérivés sont les signes visibles. Si ce choix s’offre à eux, c’est que les «grands récits» qui ont déterminé les subjectivités, c'est-à-dire les idéologies et les réalités, se sont affaiblis, et sont sur le déclin depuis les années 1970[58]. En un sens et comme le remarque Azuma, dans cette pratique culturelle on décrypte ce que Jean-François Lyotard[59], et en particulier ses commentateurs[60], ont pu déceler dans les sociétés occidentales de la seconde moitié du XXe siècle, avec la notion de «fin des grands récits»: Une perte de foi dans les systèmes universels et totalisants de lecture du monde qui permettent de justifier une discipline de vie et sociétale, telle que l’humanisme, la raison, le marxisme, le libéralisme mais aussi la technique, et avec, finalement l’idée de progrès et le discours de vérité.

Avec ce passage des grands récits — historiques — à la fiction, apparaît une génération d’otaku — celle des années 1990 — où les grands récits sont inutiles et relégués à de simples histoires cataloguées[61]. Ils ne sont plus des éléments présents et recherchés dans les discussions et les objets culturels. Contrairement aux récits liés aux fictions et à l'imaginaire, qui sont des éléments abondamment présents dans l’environnement médiatique et dans les objets couramment consommés par les otakus et cela au travers des marchés, professionnels et amateurs. Pour résumer et comme le commente Azuma «Les objets autour de soi ne sont qu'imaginaires, pourtant ils sont suffisamment attrayants libidinalement pour vivre à travers eux[62]».

Si, en créant son personnage, Belle Delphine fait écho à la culture Otaku, des gamers et des mèmes, c’est qu’elle cherche aussi à appartenir à cet ensemble culturel dans une démarche identitaire et communautaire. En montrant qu’elle en connaît les détails et qu’elle sait les manipuler, elle participe à la conversation et la composition d’une narration. D’ailleurs les choix qu’elle opère dans la base de données reflètent autant ses désirs et ses goûts que ceux des fans avec qui elle a interagi.

Si cette analyse est transposable à Belle Delphine et vaut pour les e-girls, les waifus et le cosplay — car ces pratiques sont des prolongements de la culture Otaku — elle vaut aussi pour QAnon. La mise en concurrence des grands récits et des récits de fiction expliquent la remise en question des discours considérés comme légitimes par les QAnons. Si ces discours sont remis en question ce n’est pas à la suite d’une manipulation ou d’une mauvaise information dont seraient victimes les partisans de Q mais simplement par la multiplication et le catalogage des récits. Désormais ces récits sont des styles parmi d’autres, pouvant être réutilisés à l’envie pour produire des simulacres. En somme, les grands récits modernes ont été remplacés et intégrés dans les bases de données. Ainsi les QAnons cherchent dans l’ensemble des discours médiatiques, et pas seulement ceux «légitimes», des faits confirmant leurs désirs, c'est-à-dire leur vision du monde. Ils piochent dans leurs environnements médiatiques tous les éléments allant dans leur sens. Ils discutent et débattent dans une démarche identitaire à l’aide de ces récits. Mais là où l'environnement de Belle Delphine est la culture Otaku, des gamers et des mèmes, les QAnons manipulent allègrement tout ce que leur propose les écrans sans distinction entre le réel et l'imaginaire, le «vrai» du «faux», ils consomment tous les récits et en produisent des nouveaux. Des récits qui reflètent et servent leurs intentions politiques.

La «consommation des récits» est la troisième caractéristique de la culture Otaku à la fois résultante et entraînant les deux autres. La consommation des récits est la consommation et la production toujours plus nombreuse de simulacre. C'est-à-dire de produits dérivés, consommés pour ce qu’ils sont, des produits appartenant à la culture Otaku, au récit de fiction, et qui ne renvoient qu'à eux même, sans recherche, en abîme, d’un plus grand récit transcendant. S’il n’a plus l’abîme des grands récits modernes, la consommation des récits est finalement pour Azuma la consommation de la base de données, qui crée et se cache derrière la culture Otaku. «Dans la culture Otaku où domine la consommation des récits, l'œuvre n’est pas appréciée pour elle-même mais est évaluée en fonction de la base de données qui est en arrière-fond. Comme ces données peuvent prendre autant de formes que de lectures faites par les utilisateurs, il suffit au consommateur de s’approprier l’«agencement» [des simulacres] pour produire autant qu’il le voudra des œuvres dérivées, différentes de l’original[63]».

C’est à partir de ces données que sont produits les récits de fiction, qui ne sont finalement qu'un prétexte pour la mise en scène des simulacres. Ainsi on peut expliquer pourquoi les otakus collectionnent des figurines ou des posters représentant des personnages et pourquoi un personnage peut être à l'origine d'un univers de fiction. Comme c’est le cas pour D.J. Kyaratto, dit Di Gi Charat — exemple qu'emploie Azuma — qui est passé de mascotte d’un distributeur de jeu vidéo à héroïne d’une série animée. On peut aussi penser au personnage Hatsune Miku, passé de mascotte d’un logiciel de synthèse vocale sorti en 2007, Vocaloid 2, à figure internationale remplissant des salles de concert et stimulant une production d’objets dérivés. Cette analyse tient également avec les personnages plus contemporains des jeux League of Legends (2009) et Overwatch (2016), des motifs récurrents du cosplay sur TikTok. Le chara design (design de personnage) laisse entrevoir des récits latents, qui se suffisent et suffisent aux yeux des fans[64]. Pour autant ces personnages charismatiques sont dénués — initialement[65] — d’histoire propre et ne jouent ici que sur les simulacres (des gimmicks) pour évoquer d'éventuels traits de caractère, et l’univers dans lequel ils évoluent et auquel ils se rattachent. Cette absence de narration linéaire et cohérente n’a pas empêché la production pour Hatsune Miku et pour les personnages de League of Legends et Overwatch de toute une série de produits dérivés qu’ils soient officiels ou amateurs.

Cependant — et comme le note Azuma — il ne faut pas considérer le personnage comme l’élément central de la culture Otaku, ce qui est au centre c’est bel et bien les simulacres. Les personnages sont tout autant composés de gimmicks et de stéréotypes que les récits. Ce qui est au cœur des mécanismes de production culturelle sont les désirs des sujets, des consommateurs, leurs attractions pour divers éléments composant les personnages, les situations, les décors et les backgrounds. Si une figurine ou un poster se suffit et s’il est possible d’en produire d'autres, c'est que les fictions dont les figurines et poster sont tirées sont composées de fragments. Ces éléments de la base de données se suffisent à eux-mêmes, et une fois la logique derrière cette fiction et base de données assimilée, il est possible d’en produire d’autres, de compléter la base de données. Belle Delphine devient un personnage de cosplay, QAnon un récit politique et une interprétation du monde.

Moe, élément d'attraction

Chez les otakus les simulacres sont choisis en fonction, et selon leur propre terme, du moe (萌え), la notion clef et la plus notable rapportée par Azuma. Notion qui permet de comprendre la constitution des bases de données. Le terme moe est apparu à la fin des années 1980[66] pour désigner à la fois un sentiment d’attirance extrême (avec une dimension protectrice et parfois sexuelle) envers des personnages de fiction (manga, animé, jeu vidéo etc.), un certain type de personnage (un·e moe)[67] comme Rei Ayanami (protagoniste de la série Neon Genesis Evangelion sur laquelle je reviendrai), et l’attrait pour des détails particulier d’un personnage (un moe-elements) — ce que Azuma retient sous la notion de «élément d'attraction» — comme des oreilles de chat, neko, des robes de type soubrette, maido, ou encore une colori ou une coupe particulière de cheveux. Des éléments que l’on retrouve par exemple dans le pseudo de neekolul ou chez Belle Delphine pour la couleur des cheveux, les accessoires, et plus généralement chez les waifus et les e-girls. L'étymologie reste incertaine, mais il est communément admis qu’il s’agit d’un jeu de mots japonnais entre moeru (燃える) «s’enflammer», «brûler» et son homonyme, moeru (萌える) «bourgeonner», «germer»[68]. Que l’on pourrait donc traduire par «tomber fan de».

Avec cette notion de «moe», ce n’est donc pas un message caché qui est recherché comme pour les œuvres culturelles liées aux grands récits (l’auteur, l’original, l'allégorie, le transcendant…) mais des éléments d'attraction. Des gimmicks stylistiques, qui renvoient à la fois à l'ensemble de la culture Otaku et à l'attraction pour des détails qui se trouvent ici être produits et distribués dans une logique libidinale et de marché. C’est cette logique qui modifie en profondeur les processus de production des objets liés à la culture Otaku et finalement explique vingt ans plus tard le phénomène complotiste QAnon et le duo waifu/e-girl. Un duo dont l'esthétique repose sur des motifs récurrents, dérivés et réappropriés selon les goûts, tout comme pour les Qanons où il s’agit d’histoires rassemblées pour correspondant à leurs visions du monde.

«Du point de vue des producteurs, ce qui décidera du succès ou de l'échec d’un projet ne sera pas la qualité du support (manga, dessin animé ou jeu) dans lequel apparaît ce personnage: ce sera la faculté du dessin ou des mises en scène du personnage à faire naître cette attente, cette attraction, chez le consommateur[69]». Le fanservice, le kawaii, rejoignent donc le marché des moes pour stimuler l’envie aux individus. Ce marché aboutit à la création de bases de données qui permettent de saisir les attentes des consommateurs mais aussi de rechercher en tant que fan d’autres objets susceptibles de plaire. Ainsi, comme le note Azuma, on voit émerger dès les années 1990 au Japon des sites internet de bases de données de personnages tels que Tianami. C’est également à la fin de cette décennie que sont créés Futaba Channel (2chan) et 2channel où seront discutées les notions de moe favorisant la diffusion de ce terme dans la société japonaise.

Le cas de la série animée Neon Genesis Evangelion (1995), production emblématique de cette époque et connaissant actuellement (en 2021) un revival — sans doute nostalgique, et dû à la sortie récente d’un quatrième volet au cinéma —, est également éclairant pour comprendre le fonctionnement des bases de données et des simulacres/éléments d'attraction/moe. Pour Azuma consommer Evangelion, ce n’est pas consommer une histoire, ni consommer une représentation du monde dont l'œuvre serait l’allégorie, mais c’est consommer «les personnages, les détails extraits des dessins et la mise en scène technique[70]». Toute une série d’éléments d’attractions qui sont extraits pour produire des fanfictions sentimentales, des fanarts érotiques ou des figurines guerrières des «Eva» (robots géants humanoïdes que pilotent les protagonistes de la série), et cela, sans prêter plus d’attention à la cohérence de narration (aussi riche soit-elle).

Le studio à l'origine d’Evangelion, Gainax, fut fondé par des otakus revendiqués et ce studio est connu pour son utilisation du fanservice[71] ainsi tout le développement de la série tourne autour des éléments d'attraction et de leur réception auprès du public, la volonté n’est pas tant de créer un univers cohérent mais déclinable. La personnalité du personnage de Rey Ayanami fut d'ailleurs réajustée à la fin de la série pour correspondre davantage à l’idée que s’en faisaient les fans, perturbant ainsi la cohérence narrative. Cohérence rompue également dans les œuvres dérivées et officielles tel que le jeu[72] Ayanami Raising Project (2001) qui malgré l'apparition des personnages de la série et son déroulement dans le même univers, est incompatible avec la trame principale. Rendant cette œuvre à la fois canonique car officielle, et non canonique car incompatible avec la narration de l’œuvre originale (la série).

Neon Genesis Evangelion ne bénéficiera pas de suite à proprement parler, ni de remake ou reboot. Death & Rebirth (1997) le premier animé, en deux parties, sorti à la suite de la série, reprend et condense les vingt-quatres épisodes, ajoutant des scènes inédites tout en redécoupant l’original, sa suite, The End of Evangelion (1997) qui est une réécriture des deux derniers épisodes (ayant entraîné une polémique et la déception des fans) plus spectaculaire, plus violente, et techniquement soignée mais avec des interactions entre personnages inattendues si on suit la logique de la série, mais attendues par les fans. Même si la narration finit sur la destruction quasiment symbolique d’une des héroïnes, Rei, qui était alors l’archétype de la moe, comme un ultime pied de nez aux fans de la part du studio. Enfin, en 2006, les auteurs d’Evangelion annonce la préparation d’une tétralogie cinématographique, Rebuild of Evangelion, une réécriture de la série.

Ce que permet d'éclairer Evangelion — la construction de son histoire et ces relectures — et ce que permet de comprendre la narration à l'œuvre dans le récit des QAnons — une histoire agglomérée et appropriée —, est assez paradoxale. S’il n’y a plus de grands récits et que les oeuvres fictionnelles qui leur ont succédé font parfois preuve d'incohérences elles n’en restent pas moins des récits qui se doivent d’être des histoires «bien conçus», des histoires capables d’émouvoir, d’intriguer, de jouer sur la curiosité et d’éviter tout moment d'ennui.

Ainsi Evangelion a été loué pour son intrigue, son fond philosophique et sa force émotionnelle, des caractéristiques qui sont finalement des éléments d’attraction que l’on retrouve dans de nombreuses œuvres culturelles, de World of Warcraft à Twin Peaks en passant par le Marvel Cinematic Univers, ces univers de fictions nourrissent des débats car ils sont des univers à énigmes. Des univers qui invitent à la manipulation et la traque de détails et d’indices. On retrouve dans ces exemples, et en quelque sorte, la «computational aesthetic[73]» de Henry Jenkins, une esthétique des fans qui cherchent, collectent et analysent des détails. Actions que l’on retrouve également dans les «forensic fandom[74]» de Jason Mittell; des communautés — les fans de la série Lost en l'occurrence — qui enquêtent et créent des encyclopédies, résultat d’une investigation collective. C’est aussi, et comme le note David Peyron à partir de ces deux auteurs, un «culte des détails»; «une activité collaborative et une économie culturelle où l’on échange tel élément, telle incohérence, tel fait amusant, qui a valeur non plus d’information brute mais de support de socialité, et parfois de création, puisque l'encyclopédisme [la base de donnée] peut ensuite faciliter l'écriture, par exemple, d’une fanfiction ou d’un scénario de jeu de rôle. […] Le monde devient l’arrière-plan (le background, comme disent les fans) d’un ensemble d’activités ludiques qui passent par la communication et un engagement identitaire»[75].

Si pour Peyron les traits typiques des cultures de fan est l'attention prêtée au détail et à l'«imaginaire partagé», Qanon démontre que ces traits sont désormais plus largement étendus et que l’analyse qu’a pu avoir Azuma il y a vingt ans s’est révélée juste.

[50]. Lev Manovich, Le langage des nouveaux médias, Les presses du réel, «Perceptions», Dijon, 2010, p. 393.

[51]. Ibid., p. 403.

[52]. Ibid., p. 267.

[53]. Comme le précise Azuma (page 17, note 2), son analyse ne porte que sur les sujets du genre masculin, toutefois ce phénomène est tout aussi présent chez les sujets du genre féminin comme en attestent les productions culturelles amatrices et professionnelles les visant spécifiquement, et la division du Comikets en journées thématiques genrées (féminin, masculin). Il note d'ailleurs que cette division binaire de la culture Otaku est «significative et qu’il n’est pas possible de l’ignorer».

[54]. Des jeux vidéo de simulation de drague (le pendant féminin de ce type de jeu est appelé otome) très populaire chez les otakus masculins dans les années 1990.

[55]. Avec cette notion Azuma fait référence tout en s'en dégageant à Jean Baudrillard et son livre, Simulacres et simulation, Éditions Galilée, Paris, 1985.

[56]. Hiroki Azuma, Génération Otaku: Les enfants de la postmodernité, Hachette Littératures, «Haute Tension», Paris, 2008, p. 49.

[57]. Le fanservice consiste à satisfaire les attentes des fans (et parfois leurs fantasmes) avec des éléments digressifs ou inutiles à l'intrigue tels que des clins d'œil ou des situations à connotation sexuelle.

[58]. Donner une date à ce début de déclin est assez périlleux, toutefois Azuma propose de voir les années 1970 comme un point de fléchissement. Le déclin du moderne ayant commencé en 1914 avec le début de la Première Guerre mondiale et se clôturant en 1989 avec la chute de l’URSS et la fin du grand récit communiste.

[59]. Voir à ce sujet, Jean-François Lyotard, La condition postmoderne rapport sur le savoir, Édition Minuit, 1979.

[60]. L’analyse de Lyotard portait sur l'évolution des discours de légitimation dans le domaine du savoir et de la science, son constat résumé dans la sentence; «la fin des grands récits», a par la suite été repris et étendu à l’ensemble de la société occidentale, capitaliste et mise en réseaux.

[61]. Cette transition s'est faite sur plusieurs décennies, il ne s’agit pas d’une évolution brutale et les objets culturels, les récits de fiction et l’imaginaire des générations d'otakus des années 1970 et 1980 portaient encore en eux un grand récit caché. Gundam l'œuvre emblématique de ces générations renvoie encore en sous texte à la modernité que ce soit dans la forme du récit que la morale qu’elle véhicule.

[62]. Hiroki Azuma, ouvr. cité, p. 41.

[63]. Ibid., p. 61.

[64]. L’absence de background (histoire) à chaque personnage, ou son résumé en quelque lignes, tient aussi au fait qu’il s’agit dans ces deux cas de jeux compétitifs et non de jeux offrant une expérience narrative.

[65]. Leurs histoires étant écrites a posteriori sur différents médiums de manière officiel comme amateur.

[66]. Selon Patrick W. Galbraith ce terme semble s'être popularisé sur le textboard 2channel dans les années 1990 autour de discussion sur des personnages d’animé cute et innocent. Voir, «Moe; Exploring Virtual Potential in Post-Millennial Japan», Electronic Journal of Contemporary Japanese Studies, mis en ligne le 31 octobre 2009 (consulté le 17 août 2021.). [lien]

[67]. Qui me semble aujourd’hui peu usité, si on se réfère au recherche sur Google.

[68]. C’est notamment l’interprétation que retient Patrick W. Galbraith, ouvr. cité, et également Ken Kitabayashi, voir, «The Otaku Group from a Business Perpective: Revaluation of Enthusiastic Consumers», NRI Papers, no 84, 2004, p.4. Mis en ligne 30 octobre 2005 (consulté le 17 août 2021.). [lien]

[69]. Hiroki Azuma, ouvr. cité, p. 80.

[70]. Ibid., p. 67.

[71]. Correspondant ici a un male gaze.

[72]. Johann Chateau-Canguilhem dénombre pas moins trente-trois adaptations vidéoludiques. Ouvr. cité, p. 72.

[73]. Henry Jenkins, «Star Trek at MIT» dans John Tulloch et Henry Jenkins (dir.), Science Fiction Audiences. Watching «Doctor» and «Star Trek», Routledge, Londres, 1995, p. 213-236, p. 227.

[74]. Jason Mittell, «Sites of participation: Wiki fandom and the case of Lostpedia», Transformative Works and Cultures, no 3, 2009. mise en ligne inconnue (consulté le 17 août 2021.). [lien]

[75]. David Peyron, «La culture geek: le culte du détail au service de l’imaginaire partagé», Revue de la BNF, no 59, 2019, p. 78.

𝕳𝖞𝖕𝖊𝖗𝖘𝖙𝖎𝖙𝖎𝖔𝖓

Devenir réel…

La culture Otaku et plus globalement la culture des fandoms est ce vers quoi tend notre culture contemporaine car celle-ci fonctionne selon une logique de base de données. Base de données qui remplace les grands récits et qui crée une culture de la manipulation des simulacres guidée par les désirs, c'est-à-dire les éléments d'attraction (moe) qui sont autant de gimmicks et de stéréotypes. Certains objets culturels issus de la base de données s'inscrivent dans des sphères médiatiques plus larges, en sortant de leurs communautés initiales. Ils viennent alors se mélanger dans des espaces médiatiques, les médias d’information et de divertissement. C’est le cas de mon corpus: QAnon, le cosplay, les e-girl et les waifus: le fait que ces communautés font émerger des objets et des phénomènes dans le réel, peut se comprendre à travers la notion d’hyperstition. L’Hyperstition est la contraction de «hype» et «superstition», un terme créé dans les années 1990 par Nick Land et le Cybernetic culture research unit (L’unité de recherche sur la culture cybernétique, dit CCRU, de l’Université de Warwick).

Pour Land, l’hyperstition est «un circuit de rétroaction positif [dans le sens qui accumule ou amplifie des écarts avec un état initial] dont l’un des composants est la culture. On peut le définir comme la (techno-)science expérimentale des prophéties autoréalisatrices. Les superstitions sont de simples croyances, mais les hyperstitions — en raison même de leur existence en tant qu’idées — fonctionnent dans une relation de cause à effet pour affirmer leur propre réalité. L’économie capitaliste est très sensible aux hyperstitions dans la mesure où la confiance y joue un rôle tonique efficace et inversement»[76]. Le CRRU précise «En réalité, la hype fait advenir les choses et utilise la croyance comme une force positive. Ce n’est pas parce que ce n’est pas «réel» maintenant que cela ne le deviendra pas dans l’avenir. Et une fois que c’est réel, d'une certaine manière cela l’a toujours été»[77].

En d’autres termes les hyperstitions sont (pour suivre la synthèse que propose Armen Avanessian[78]) des fictions qui provoquent les conditions qui les rendent réelles par la suite. Elles influencent le cours des événements et des récits communs. Elles utilisent la «hype» médiatique, l’engouement pour des idées ou des objets, et ont des résultats réels en accélérant les différences qui se produisent dans les cycles de reproduction.

…comme un mème

C’est ainsi que fonctionnent certaines prédictions alliant économie et sociologie. Comme, et pour ne citer que des exemples malheureux issus du capitalisme, le trading haute-fréquence qui crée des micro-cracks par emballement et les prédictions criminelles algorithmiques[79] qui renforcent les biais statistiques racistes et les préjugés liés au niveau des revenus. C’est aussi comme cela que semblent fonctionner les croyances religieuses ou encore les mèmes issus d’internet.

Le terme mème apparaît pour la première fois en 1976 dans l’ouvrage The Selfish Gene[80] de Richard Dawkins qu’il construit par la déformation du grec mimeme (imiter) dans une volonté de l’association au mot gène et au mot français même. Pour Dawkins un mème définit alors un élément culturel comparable à un gène qui se transmet par imitation, dans une logique analogue à la biologie évolutionniste et aux virus parasitant les cellules hôtes pour se reproduire.

Mais comme le rapporte Elsa Boyer[81], présenter les mèmes «sous les traits d’agents autonomes ou de parasites colonisant les cerveaux[82]» qui oeuvrent pour leur propre survie revient à adopter un point de vue déterministe[83] qui oublie le fonctionnement des réseaux et finalement le fonctionnement de l'environnement culturel. De l’expérience de Christopher Poole[84], et comme le rapporte Boyer, pour créer un mème sur 4chan il faut «poster quelque chose de vaguement drôle, le reposter ad nauseam en faisant ce qu’on appelle sur 4chan du memeforcing parce que, sinon, personne ne le verra[85]». Les mèmes suivent donc une logique non pas d’imitation mais de réitération et de redondance d’éléments, ils jouent sur le bruit et saturent les plateformes numériques pour devenir réel.

L’hyperstition fonctionne, à l’instar des mèmes, par redondance — la rétroaction positive — d'éléments culturels, c’est un bruit doux dans la mesure où elle est mue et produite par les désirs des sujets et par les conversations et les volontés revendicatives. Elle paraît donc spontanée, sans source d'origine — clairement — identifiable, autre que les réseaux, qu’elle sature, et semble émerger, portée par elle-même.

De /p/ au Capitole; la hype QAnon

Les messages cryptiques et interrogateurs postés par Q sur un imageboard sont devenus en l’espace de trois ans une mouvance politique à part entière. Un récit partagé et mouvant qui a fédéré lors des élections américaines de 2020 de nombreux et nombreuses américain·e·s. De l’écusson d’un policier, d’un mug sur une étagère, de selfies sur instagram à une conférence de presse à la Maison-Blanche, à chacun de ces moments, et dans les posts numériques et les conversations qui en découlent, QAnon est devenu de plus en plus réel. Ici compris dans le sens où en se propageant et sortant des plateformes, cette théorie à acquis un impacte sur la vie politique états-unienne. Mais à la différence d’une rumeur qui, comme le constate Marc Bloch[86] depuis son expérience lors de la Première Guerre mondiale, prend toujours pour point d'origine un fait réel, en le déplaçant et l'exagérant, ici, QAnon prend tout: les récits omis et inexacts comme le récit fictif. C’est ce qui le fait différer de la rumeur et des complots habituels et fait de lui une synthèse ouverte, un objet composite et un univers complet produit par des sujets, leurs désirs et les circuits de rétroaction positive que sont les posts et conversations sur les plateformes numériques. Sujet, désir, logique des réseaux et réitération… c’est l’ensemble de ces points qui permet de comprendre l'émergence de QAnon, qui n’est pas né d’un désir ni du réseau mais de cet ensemble.

Car comme le remarque Franco «Bifo» Berardi dans une note postée sur e-flux conversations[87], les QAnons ne cherchent pas la vérité factuelle et l’on se trompe en s’attardant sur la notion «fake news». Quand les QAnons, à la suite de Trump, affirment qu’ils ont gagné les élections, il ne s’agit pas d’«une erreur sémiologique […] il s’agit davantage d’une stratégie d’affirmation identitaire de soi[88]». C’est un désir d’agir sur le réel, consciemment et inconsciemment, par le discours, une hyperstition.

C’est là aussi toute l’étrangeté de ce mouvement, ils ont créé par leurs conversations l'événement, la prise du capitole avant même qu’elle n'ait lieu. C’est donc le réel qui a rejoint la fiction ou la fiction qui a rejoint le réel. Il s’agit en fait de deux réalités qui coexistent et viennent se confronter sans se comprendre sur le terrain politique.

Les waifus et les e-girls; la hype des plateformes

Si neekolul est une figure incarnée et actuelle de la waifu (en plus d’être une e-girl), Rei Ayanami est son penchant fictif et passé. Car avant de s'incarner dans des bios et des hashtags sur Tiktok et Twitter, avant d’être l’objet de mème, les waifu étaient — et sont encore — des personnages fictifs, des moes comme Rei. C’est en cela, que la waifu est une hyperstition, un récit, une figure fictive, devenue réelle au travers des réseaux par la répétition prolongée et ces réinterprétations, une réalité de synthèse créée par les désirs, masculins, hétéronormés… et le marché, mais évoluant aussi désormais dans une subjectivité féminine qui récupère et joue avec les codes du male gaze. Car «quand l’obscénité tombe entre de mauvaises mains[89]» (Lisa Spigel), on est en droit de s'interroger, et se demander si le statut de cette «obscénité» — ici les codes genrés et fétichistes issus du male gaze — ne change pas de signification. Même si ce dernier point, d’empowerment (encapacitation) est sujet à caution, en fonction des positionnements idéologiques des courants féministes dans lesquels on se place («sexe-positf», «pro-sex», «anti-sex», «radical» etc.).

Exemples de profile TikTok avec le terme waifu en pseudonyme.

Exemples de profile TikTok avec le terme waifu dans l'espace «biographie».

Note sur les e-girls et les waifus

Je noterais cependant en ultime aparté, et d’un point de vue qui rejoint les courants d’empowerment, que le concept de male gaze original proposé par Laura Mulvey (et non pas sa version profane que j’ai utilisé jusqu’ici, voir note 46) n’est peut-être pas le plus adapté pour comprendre le contenu produit par les e-girls et les waifus sur Twitch, Twitter, TikTok, OnlyFans etc. Comme l’ont souligné de nombreux·ses théoricien·ne·s féministes de la pensée queer et des cultural, media et porn studies, la théorie du male gaze de Mulvey, en se basant sur la psychanalyse de Sigmund Freud (fétichisation et scopophilie) et de Jacques Lacan (miroir et narcissime) crée une impossiblité du dépassement du patriarcat. Le cinéma et plus globalement tout acte de regarder n’étant alors «qu’un remake perpétuel du scénario originel de la castration oedipienne[90]» (Linda Williams).

Pour rentrer dans les détails, le male gaze au cinéma repose sur «trois regards»; le regard que porte l’acteur sur l’actrice, le regard que porte le réalisateur sur l’acteur et enfin le regard que porte le spectateur sur l’acteur. Ces trois regards renvoient à trois axes; l’axe de l’actrice, fétichisée et objectifiée par l’acteur pour contrecarrer l'angoisse de la castration, regard qui met en pause la narration. L’axe de l’acteur, alter ego du réalisateur, qui porte la narration qu’il lui incombe car ne pouvant être l'objet de fétichisme de par son genre. Et enfin le spectateur qui s'identifie à l’acteur et adopte son regard, masculin, et le point du vue de la caméra (le réalisateur), son corollaire. Il résulte de ces regards, un corps féminin morcelé, soumis au voyeurisme et au fétichisme.

Mais comme le souligne Michelle White dans son article «Watch Me! Webcams and The Public Exposure of Private Lives»; «les webcams [et désormais les smartphones avec les selfies, les lives et les vidéos] peuvent devenir des outils de résistance aux aspects les plus assujettissants du fait d'être «regardé·e» et, ainsi, ouvrir à une reconfiguration de la relation entre la personne qui regarde et celle qui est regardée […] étant donné qu'avec [la webcam] ce sont généralement les femmes qui conçoivent, produisent et contrôlent le regard masculin[91]». Avec le selfie, le live et la vidéo (auto-produite), le triptyque proposé par Mulvey est rompu et il ne reste que l'actrice, et le spectateur et la spectatrice.

Rupture également amplifiée par la distanciation (au sens de Bertolt Brecht) induite par les gestes, et le fait d'interpréter consciemment un personnage. Comme le remarque Iris Brey; «avec le principe de distanciation de Brecht, les acteurs et actrices ne s’identifient pas à leur personnage, mais utilisent leurs attitudes corporelles pour les interpréter. Dès lors, les spectateur·trices·s (au théâtre ou au cinéma) sont conscient·e·s de l’illusion du spectacle et ne s’identifient pas non plus aux personnages. La distanciation éradique donc la possibilité d’un male gaze, parce que l'oeuvre en elle-même ne produit pas de pulsion scopique le spectateur, la spectatrice a conscience d’être un corps actif participant l'expérience de regarder un film ou une pièce[92]».

Ce qui explique le sentiment de malaise, voire de cringe, produit parfois par les vidéos des e-girls et des waifus. Car avec ces vidéos, il s'agit de personnes et non de personnages. S’il n’y pas à proprement pas de male gaze au sens où l'entend Mulvey dans le dispositif que mettent en place les e-girls et les waifus, c'est-à-dire, dans le fait d’interpréter, filmer et diffuser celui-ci n’est pas pour autant absent. Mais il n’est toutefois pas produit par une pulsion scopique, par la «caméra», par la mise en scène, par la pause dans la narration ou une éventuelle identification à un personnage masculin, il est produit par des récits et des stéréotypes qui eux peuvent porte un regard masculin. Si on veut comprendre ce contenu c’est donc vers ces notions qu'il faut se tourner en sachant toutefois, et comme je l’ai énoncé, que l'appropriation de ces gimmicks peut en changer la signification.

[76]. Laurent de Sutter (dir.), Accélération !, Presses Universitaires de France, Paris, 2016, p. 236.

[77]. Ibid., p. 238.

[78]. Voir la section «Accélérer l’université» dans; Laurent de Sutter (dir.), Accélération !, Presses Universitaires de France, Paris, 2016 et l’article; « Who's Afraid of (Left) Hyperstitions» co-écrit avec Anke Hennig et disponible sur academia.edu, mise en ligne inconnue, (consulté le 17 août 2021.). [lien]

[79]. À ce sujet voir le chapitre quatre; «Une histoire de flics et de geeks: PredPol et police algorithmique», dans; Jackie Wang, Capitalisme Carcéral, Éditions divergences, Paris, 2019

[80]. Traduction française, Richard Dawkins, Le Gène égoïste, Odile Jacob, Paris, 2003.

[81]. Voir l’article «Qui mème me suive», Tracé, no 18, 2017, p. 6-9.

[82]. Ibid., p. 8.

[83]. Interprétation notamment en vogue sur 4chan au moment des élections américaines de 2016 avec des mèmes comme «meme magic», «Cult of Kek» et «praise kek».

[84]. Voir note 6 sur 4chan.

[85]. Christopher Poole, «Christopher «moot» Poole: à propos de l’anonymat en ligne», TED Conference, mise en ligne en février 2010 (consultée le 17 août 2021). [lien]

[86]. Marc Bloch, Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre, Édition Allia, Paris, 2012.

[87]. Franco «Bifo» Berardi, «Bifo: «What Abyss Are We Talking About? »», conversations.e-flux.com, mis en ligne le 13 janvier 2021 (consulté le 17 août 2021). [lien]

[88]. En anglais dans le texte original, traduit par l’auteur.

[89]. En référence au titre de l’article de Lisa Spigel, «Quand l’obscénité tombe entre de mauvaises mains. Cartes postales et expansion de la pornographie en Grande-Bretagne et dans le monde atlantique, 1880-1914» in Florian Vöros (dir.), Cultures pornographiques: Anthologie des porn studies, Éditions Amsterdam, Paris, 2015, 197 à 224.

[90]. Linda Williams, «La frénésie du visible. Pouvoir, plaisir et savoir pornographie moderne» in Florian Vöros (dir.), Cultures pornographiques: Anthologie des porn studies, Éditions Amsterdam, Paris, 2015, p.93.

[91]. Michelle White, «Watch Me! Webcams and The Public Exposure of Private Lives», Art Jounral, vol. 5, no 1, 2003, p. 17 à 18. cité par Sharif Mowlabocus dans; «Porno 2.0 ? La centralité de l’utilisateur dans les nouvelles industries du porno en ligne» in Florian Vöros (dir.), Cultures pornographiques: Anthologie des porn studies, Éditions Amsterdam, Paris, 2015, p. 236.

[92]. Iris Brey, Le regard féminin, une révolution à l’écran, Éditions de l’Olivier, «Les Faux», Paris, 2020, p. 154 à 155.

𝓒𝓸𝓷𝓬𝓵𝓾𝓼𝓲𝓸𝓷

La sensation étrange, cette sensation d’être face à, ou dans un jeu vidéo, ce «réalisme vidéoludique» que je qualifie désormais de réalisme de synthèse m’a conduit à reprendre une méthodologie qui se rapproche de la notion du «savoir situé» d'Haraway et du «point de vue» de Harding. Le «réalisme vidéoludique» n’est donc pas une notion en soi, mais une simple tentative de mettre des mots sur un sentiment subjectif et flou. Un premier angle d'approche et point d'origine d’une recherche qui m’ont amené à constituer un corpus hétérogène depuis une perspective personnelle de l’utilisation des réseaux et de mon expérience de la culture des fans.

Si aujourd’hui le développement des algorithmes standardise les recherches, il n’en reste pas moins que l’expérience que l’on a des écrans est singulier. Like a videogame… comme dans un jeu vidéo (à prendre dans un sens large) où malgré le contenu scripté, nous vivons une narration personnelle à chaque partie. Avec ce corpus j’ai donc tenté de démontrer que la métaphore de «base de données», une analyse du début des années 2000 que l’on doit à Hiroki Azuma et Lev Manovich, était pertinente pour comprendre QAnon, le cosplay, les e-girls et les waifus. Et que plus globalement, elle se joue dans notre culture contemporaine, là où l’on s’attache aux détails, aux fragments, dans ce qui relève des gimmicks et des stéréotypes et de la manipulation et l'assemblage.

Avec cette métaphore le monde devient une liste d’éléments non agencés c'est-à-dire sans distinction et hiérarchie où tous les composants ont la même importance. Les objets culturels n’ont ni commencement ni fin établis et leurs existences peuvent être multiples et renouvelées. Et la narration linéaire et l’unicité de l'œuvre ne sont plus des concepts pertinents pour penser les récits et les objets culturels contemporains.

Ce sont désormais les caractéristiques stylistiques des objets qui sont devenues les «éléments d'attractions», ce sont elles qui sont assimilées, recherchées et agencées.C’est la «création dérivée» avec les produits amateurs et professionnels qui sont consommés et produits sans que la distinction entre la copie et l'original soit au centre du processus créatif (et de l’acte d’achat). Dans un régime des simulacres où l'on se passe de la référence. Tout se joue sur la manipulation des gimmicks et stéréotypes, enjeux de la constitution des bases de données qui les cataloguent et permettent leur réemplois.

Des bases de données qui, suite à l'effondrement des grands récits, sont devenues les espaces visuels et mentaux prédominants du contemporain. Elles composent en profondeur les récits avec des situations narratives et des personnages qui sont composés et recomposés d'éléments stylistiques, de gimmicks et de stéréotypes préexistants et réagencés en fonction des désirs des fans — des sujets — et des logiques de marché.

Car les grands récits qui ont tissé nos cultures occidentales ne sont plus des références sous-jacentes, elles font jeu égal avec les fictions du divertissement. Il s’agit aujourd’hui d’une culture de la manipulation et de l’assemblage. Les fans mais aussi les complotistes puisent dans des catalogues qui forment l'environnement culturel, ils choisissent les éléments qui permettent d’entretenir des relations sociales et amicales, de faire communauté et de répondre à des quêtes identitaires. Ils consomment des récits, qui ne sont plus que des prétextes pour jouer avec les bases de données, jouer avec les gimmicks et les stéréotypes.

Un jeu qui passe par la manipulation et l’assemblage des «éléments d'attractions», tout ce que j’ai nommé détail, fragment, gimmick, stéréotype, dans une logique libidinale, les désirs communautaires et le simple attrait pour un élément qui plaît. Avec la base de données la culture s’explique par l'interaction, par les désirs et par les marchés. Désir identitaire et désir de manipuler l'environnement qui nous entoure pour appartenir à des communautés mises en réseau par les plateformes.

C’est d’ailleurs cette mise en réseau qui, par un mécanisme de «l’hyperstition», fait déborder ces objets culturels en dehors des réseaux. Ils sortent alors de leurs sphères d'origine et s'exportent dans des nouvelles sphères et deviennent ainsi des éléments d’un paysage culturel plus vaste et partagé. Les hyperstitions sont des « prophéties autoréalisatrices», des fictions qui provoquent les conditions qui les rendent réelles par la suite en utilisant la hype, l'engouement, elles influencent le cours des événements et des récits communs. Elles agissent dans l'écosystème culturel en utilisant la redondance et la réitération pour créer un bruit — un motif récurrent — dans les réseaux. Elles saturent les plateformes en étant mues par les conversations, les désirs et les volontés revendicatives des sujets.

Ce faisant, elles créent aussi des crossovers, quand un objet comme QAnon devient une mouvance politique dont le point d’orgue peut être vu dans l'Assaut du Capitole du 6 janvier 2021 à Washington DC, et quand l’e-girl et la waifu deviennent des figures incarnées, et des sources d’inspiration pour des comportements et des attitudes et finissent par se retrouver dans une vidéo de soutien à une campagne politique.

C’est finalement à ce moment-là, quand l’objet culturel fait crossover, quand il fait se rencontrer des éléments différent indexé dans les bases de données, quand pour ainsi dire il se «réalise», qu’il est à l'origine de cette sensation étrange, like a videogame.

Le crossover c’est l’assemblage d'éléments issus d’univers différents, c’est passer au-delà des logiques de cohérence de narration, produire un récit par manipulation et assemblage. Si la base de données était une métaphore convaincante, peut-être qu'aujourd'hui son prolongement se trouverait dans cette notion du «crossover», qui parle de l’objet culturel dans sa constitution autant que dans sa réception. Et l’étrangeté qu’il y a parfois à marier des éléments des bases de données dans des créations hybrides et «dérangeantes» ou intrigantes.

Il y a donc un encore travail pour approfondir cette notion en explorant, les questions liées aux stéréotypes, aux fétichismes et à l'apparition de traits esthétiques reconnaissables et orientés comme le note Sianne Ngai dans Our Aesthetic Categories: Zany, Cute, Interesting (2012) sur l’intrigant, le cute et l'intéressant et in fine, le gimmick (objet de son dernier livre[93] paru en 2020). Mais aussi au sein des théories Queers et des porn studies qui ont interrogé ces notions dans une démarche critique en mettant en avant les limites et jeux de dominations sans pour autant rejeter ces notions car elles sont aussi appropriables et émancipatrices. C’est dans ces notions ainsi que dans celles des fandoms et de la culture des chans que l’on peut trouver des pistes pour approfondir et débattre des mécanismes culturels de la base de données et du crossover.

[93]. Sianne Ngai, Theory of the Gimmick: Aesthetic Judgment and Capitalist Form, The Belknap Press, Cambridge, 2020.

ცıცƖıơɠཞą℘ɧıɛ

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Remerciement: Merlin Andrea, Corentin Brulé, Sara Daniel, Marie-Hélène Desestré, Anaïs Le Fèvre-Berthelot, Thibault Le Page, Ernesto Oroza

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